Evènements ASPE-SGA

75 ans de défis européens, hier comme aujourd’ hui

A l’ occasion des 75 ans de la déclaration Schuman du 9 mai 1950, la Fondation Jean-Monnet et l’ ASPE -SGAont invité à une conférence de Gilbert Casasus, historien et politologue, professeur émérite en études européennes à l’Université de Fribourg. Ci-dessous le texte de son discours.

En guise d’entrée en matière : toute bonne conférence commence par une anecdote et en finit par une autre. Dans un quizz quotidien sur le site www.spiegel.de , les participants avaient le choix entre trois réponses pour connaître le lieu, où, le 18 avril 1951, fut signé le traité sur la CECA : Amsterdam, Bruxelles et Paris. Seul un tiers des personnes interrogées donna la bonne réponse, à savoir Paris. À vrai dire, l’histoire du début de la construction européenne demeure encore peu connue ou, plus encore, elle est partiellement tombée dans l’oubli. C’est pourquoi, il convient aujourd’hui de la dépoussiérer, de lui rendre ses lettres de noblesse, mais aussi de l’interroger sur ce qui l’honore, voire sur ses faces cachées qui méritent aujourd’hui d’être dévoilées. En ce sens, elle devrait être examinée avec une indispensable dose de recul scientifique, ce qui n’est malheureusement pas toujours le cas.

Ce fait est indiscutable : il n’existe encore que peu de témoins vivants de cette époque. Et pour cause, les nouveau-nés d’alors ont 75 ans. Seuls les nonagénaires peuvent alors se prévaloir d’une certaine mémoire en la matière. La date du 9 mai 1950 appartient bel et bien au passé, mais à un passé qui, contrairement à celui des années 30 et 40, passe bien. Plus exactement, elle se situe cinq ans et un jour après l’armistice du 8 mai 1945, soit cinq années après la fin de la Seconde Guerre mondiale. Mais, à cette heure-ci, les plaies de l’histoire étaient très loin d’être refermées. Et celles et ceux qui essayèrent d’en faire fi et de les ignorer, se sont trompés. Telle serait d’ailleurs une première conclusion, tant la date du 9 mai 1950 n’a pas toujours fait l’unanimité et prête encore à discussion. C’est dans cette optique qu’il faut alors comprendre les mots et les phrases qui suivent pour souligner à la fois l’importance de ce jour dans l’histoire de l’intégration européenne, mais aussi pour connaître les leçons qu’il nous inspire en 2025, à savoir celles d’un consensus, mais aussi d’une confrontation, parfois mise à l’index.

Le 9 Mai 1950 : Une date de consensus et de confrontation

Lapalissade, à néanmoins prendre au sérieux : le 9 mai est le lendemain du 8 mai, mais aussi la date anniversaire de la victoire de l’Union soviétique lors de sa « Grande Guerre patriotique » contre le nazisme. Aujourd’hui ou plutôt en ce mois de mai 2025, Poutine ne manque pas d’utiliser cette date commémorative pour s’en prendre par exemple aux « fascistes ukrainiens ». Même 75 après, le 9 mai est ainsi utilisé à des fins politiques que l’on ne saurait nier. Par conséquent, nul n’est en droit de faire abstraction d’une lecture mémorielle de cette date qui anime, en cette année 2025 peut-être plus que jamais, les oppositions idéologiques à travers le monde et, peut-être plus encore, au sein même de l’Europe. En d’autres termes, le 9 mai n’est pas une date neutre. Et, parce qu’il ne l’est pas, il revêt à la fois des aspects consensuels et est source de rivalités et de confrontations, hier comme aujourd’hui.

Le 9 mai 1950 : est-ce la date de naissance de la construction européenne ?

À première vue, cette question a de quoi surprendre. Elle est légitime, même si a contrario l’importance et la symbolique du 9 mai 1950 ne devraient en aucun cas être remises en cause. En effet, les approches historiques sont souvent fort divergentes et traduisent des différences de vue culturelles et politiques, trop souvent passées sous silence. Chaque historien de la construction européenne est en effet confronté au devoir de choisir une date de départ de l’intégration européenne. Quand et par où commencer ? Par la fin de la Seconde Guerre mondiale, par le début de la Guerre froide ou par celle de la division de l’Allemagne ? Objectivement, dans la mesure où il est difficile d’avoir recours ici à une quelconque ‘objectivité’, il n’ existe aucune date qui puisse satisfaire toutes les parties en présence, donc faire l’unanimité. Pour s’en convaincre, il suffit de jeter un coup d’œil sur quelques événements clé qui se sont déroulés après 1945.

  1. En Suisse, et plus encore pour les Suisses, la construction européenne a pris naissance le 19 septembre 1946 avec le discours de Winston Churchill dans l’aula de l’Université de Zurich. Son fameux Let Europe arise n’avait pourtant de rien de très européen en soi. Son but, certes plus ou moins inavoué, était de laisser le continent à ses propres responsabilités. Pour Churchill, l’Europe continentale était celle des vaincus et son vibrant appel pour la coopération franco-allemande n’avait que pour seul arrière-plan l’idée de nouer une coalition des perdants ; au grand dam d’ailleurs du Général de Gaulle qui n’aurait jamais accepté une telle interprétation de l’histoire. De fait, Churchill ne présenta là qu’une esquisse politique de l’Europe dont la Grande-Bretagne espérait largement tirer profit. D’ailleurs, les hommes politiques suisses l’ont parfaitement compris : l’Europe, ce n’était pas leur affaire, mais celle des autres avec lesquels on ne voulait rien avoir affaire. Cette vue de l’esprit a eu la vie dure et continue, malheureusement, à contaminer le discours eurosceptique des autorités suisses, à l’image des Churchill lectures, toujours dispensées à Zurich
  2. Pour d’autres, dont d’ailleurs les Suisses, l’Europe politique serait née le 5 mai 1949 avec la création du Conseil de l’Europe. À Berne, voire à Strasbourg,  cette idée bénéficie encore d’un certain soutien que l’ancien Président de la Confédération et actuel Secrétaire Général du Conseil de l’Europe, Alain Berset, ne serait certainement pas prêt de démentir. Sauf , que d’inspiration britannique, le Conseil de l’Europe n’a jamais réussi à répondre aux espoirs que l’on avait fondés en lui. Cela était d’autant plus prévisible qu’il ne s’est jamais doté d’une perspective politique à long terme et, un tant soit peu, digne de ce nom. De surcroît, son objet ne répond en rien à la construction d’une Europe intégrée. Quoiqu’avis polémique à souhait, l’échec, relatif ou non, du Conseil de l’Europe est un bienfait pour l’intégration européenne.
  3. D’autres dates auraient pu être prises en compte. Parmi, celles-ci, la création de l’Organisation européenne de coopération économique, l’OECE, l’ancêtre de l’OCDE, en étroite liaison avec le Plan Marshall du 16 avril 1948 de même que celle de la naissance de l’OTAN le 4 avril 1949. Ces deux institutions ont exercé une influence considérable sur le sort du Vieux Continent. Celle-ci demeure toujours présente, à l’image du Traité de l’Atlantique Nord, dont le sort et l’avenir sont encore, de nos jours, au centre des discussions et autres débats européens. Et que dire ou écrire enfin à propos du 23 mai 1949 et du 7 octobre de la même année, à savoir des dates respectives de la fondation de la République fédérale d’Allemagne et de la République démocratique allemande ? Aurait-on osé, un certain 9 mai 1950, ce pas vers l’inconnu, si l’Allemagne était restée unie ? Seule l’énoncé de cette question, laisse planer un certain malaise, aujourd’hui heureusement estompé . Car, qu’auraient fait les partenaires d’une Allemagne, alors occupée, si un regain de nationalisme ou, plus encore, une neutralisation de l‘Allemagne s’étaient concrétisés à la fin des années quarante ou au début des années cinquante ?  À cette question, la construction européenne n’a, heureusement, pas eu à répondre.

 Le 9 mai 1950, date de la naissance de l’Europe des six

Suite aux délibérations des dirigeants de la Communauté européenne lors du Sommet de Milan de 1985, avec le drapeau, la monnaie, la devise et l’hymne européens, le 9 mai 1950 n’est devenu officiellement le Jour de l’Europe qu’en juin de ladite année. Il fut fêté la première fois en 1986, soit il n’y a que trente-neuf ans. Ce décalage temporel a suscité auprès de nombreux citoyens européens quelques interrogations non seulement politiques, mais aussi émotionnelles. En effet, cette date ne s’est pas imposée d’elle-même et n’a pas la même valeur symbolique dans tous les États membres de l’UE. Si les six pays fondateurs s’identifient facilement à elle, tel n’est pas le cas chez les nouveaux venus, notamment auprès des PECO qui se reconnaissent plutôt dans les étapes des années 1989/90 qui ont conduit à la fin de la Guerre froide et à la disparition de l’Union soviétique. Par conséquent, le 9 mai 1950 est d’abord celle d’un noyau qui, plus tard, sera souvent qualifié de « dur ». Mais, sans ce noyau dur, l’Europe communautaire n’aurait certainement pas pu suivre son chemin, certes semé d’embuches, mais aussi de succès, d’ailleurs souvent dévalorisés.

  1. Pourquoi six ? Cette question peut surprendre. Et sa réponse, aussi. Le cœur de l’Europe se situait alors dans une aire géographique qui regroupe aujourd’hui « la Grande Région », composée des comtés et régions du Bénélux, de l’Allemagne de l’Ouest et de la France. C’est là, où se trouvaient le poumon industriel européen, son industrie lourde, son potentiel économique. Par conséquent, et Jean Monnet l’avait fort bien compris, c’est de cet espace de la production des richesses que devait naître à petits pas l’Europe communautaire. Cette façon de voir était non seulement parfaitement légitime, mais répondait aussi à la nécessité de redonner à l’Europe ses forces de survie, son élan pour rebondir et sa puissance productive. Bref, Jean Monnet avait vu juste. Mais, pourquoi alors y inclure l’Italie dont le Sud du pays présentait une pauvreté sans bornes ? Pour étendre le territoire à la Méditerranée, ce qui pouvait par ailleurs répondre aux aspirations de la France ? Pour tracer, en toute logique, un itinéraire économique et politique entre la Mer du Nord et la Méditerranée, pour renforcer l’Ouest européen ? En réalité, la réponse est tout autre. Notamment sous la pression de la République fédérale d’Allemagne, et notamment sous celle de son chancelier Konrad Adenauer, l’Italie trouva sa place dans « le club des six » grâce à son catholicisme ou, pour être plus précis, grâce à son ancrage démocrate-chrétien, menacé par la présence d’un parti communiste, le PCI, aussi fort qu’influent. Alors que les Transalpins ne replissaient pas les critères économiques pour signer le traité de la CECA, ils ont pu en faire partie pour des motifs essentiellement politiques, religieux et partisans.
  2. C’est là toucher du doigt une corde sensible qui, de nos jours, est quelque peu passer au second plan. L’Europe de de Robert Schuman, de Konrad Adenauer, d’Alcide De Gasperi, sans oublier les rôles déterminants de Joseph Bech au Luxembourg et, dans une moindre mesure, de Joseph Pholien pour la Belgique, devait être celle de la démocratie chrétienne. En effet, toutes ces personnes appartenaient à la famille chrétienne-démocrate européenne. Ainsi, le projet de la CECA trouve indéniablement ses racines dans le catholicisme de l’époque qui, à la fois escomptait rompre avec le fascisme et le nazisme, mais aussi se démarquer de la gauche qu’elle soit communiste ou sociale-démocrate. Cette approche n’a cessé d’exercer une influence primordiale sur l’histoire de l’intégration européenne, à l’exemple du débat, toujours en suspens, sur l’insertion des valeurs chrétiennes dans les textes officiels de l’Union européenne. À cet égard, on se souvient des divergences apparues lors de la rédaction de la Charte des Droits fondamentaux de l’Union européenne, adoptée en décembre 2000.
  3. Contrairement à une idée encore largement répandue de nos jours, le traité de la CECA et a fortiori la déclaration Schuman du 9 mai 1950 n’étaient pas neutres. Ils avaient une coloration politique, légitime en raison du rapport des forces en présence dans les pays membres, mais orientée, soit susceptible d’affrontements partisans et idéologiques à la sortie de la Seconde Guerre mondiale. Aspect aujourd’hui quelque peu relégué au second plan, nombre de militants de gauche n’accordaient aucune sympathie à l’adresse de ce projet, considérant qu’il portait en lui les germes d’un catholicisme réactionnaire ou conservateur, voire n’avait que pour auteurs des personnes que l’histoire avait injustement épargnées. C’est pourquoi, en ce 75e anniversaire de la déclaration Schuman, le temps est venu de prendre congé d’une lecture trop unilatérale, voire trop consensuelle d’une date qui n’a pas toujours fait, et peut-être ne fait toujours pas consensus au sein de l’Europe communautaire des vingt-sept. Non pour la répudier, mais pour en tirer les leçons nécessaires, afin que l’intégration européenne demeure non seulement un projet du présent, mais un objectif digne de son nom et de son avenir.

Le 9 mai 1950 n’est pas le 9 mai 2025

Jean Monnet avait fait de l’Europe sa raison d’être. Et il avait amplement raison. Peu y croyaient, nombre n’y croient toujours pas. L’intégration européenne a été, est et restera une question de foi, qu’elle soit chrétienne, agnostique ou laïque. Elle n’a ni Dieu, ni maître, mais a peut-être perdu aujourd’hui une sève intellectuelle qui lui fait cruellement défaut. Pour la retrouver, voire la récupérer, elle a besoin d’histoire et non d’un narratif historique trop linéaire qui, bon an mal an, ferait d’elle un récit insipide. Elle ne se résume pas en un raccourci de quelques dates phares que l’on aurait oubliées au gré du temps. Se souvenir aujourd’hui du 9 mai 1950, ce n’est pas vouloir organiser un réunion d’anciens combattants, d’autant qu’il n’en existe plus. C’est au contraire avoir le courage de jeter un regard critique sur cette date pour mieux relever ses espoirs justifiés qu’elle a nourris, mais aussi compter ses propres limites. Ainsi, les faces cachées du 9 mai 1950, ses non-dits, nous permettent aussi à tous, et notamment à tous les Européens, de nous inscrire dans une filiation des pères de l’Europe et de celle de Jean Monnet en particulier.

Les « non-dits » du 9 mai 1950

Le 9 mai 1950 recèle en lui quelques zones d’ombre, longtemps passées sous silence. Que cela soit volontaire ou non, n’est, en réalité, pas trop primordial. En revanche, qu’elles soient encore largement inconnues, voilà qui paraît nettement plus préoccupant. Leur évocation n’est pas là pour servir quelconques règlements de compte, mais pour nourrir un débat laissé en suspens. Septante-cinq ans après la Déclaration Schuman, le temps est venu de porter un éclairage politique et historique sur période qui n’a pas toujours fait la lumière sur ce qu’à l’époque on s’efforçait de ne pas voir. En d’autres termes, il est temps de lever cette dose d’obscurantisme qui a parfois accompagné un récit paré d’éloges trop prononcées. Cela tient aussi aux parcours, d’ailleurs souvent non sans reproches, de certains acteurs qui ont trop longtemps bénéficié d’une mansuétude qui n’a plus lieu d’être en 2025.

  1. En guise d’introduction, on peut appréhender cette question par les deux bouts de la lorgnette. D’une part, déplorer le manque de résistants au nazisme parmi les pères fondateurs de l’Europe ou regretter leur passivité de ces derniers durant la Seconde Guerre mondiale. À tout seigneur, tout honneur, Robert Schuman n’a pas eu un passé exemplaire. Au printemps 1945, il fut privé quelques semaines durant de ses droits civiques et frappé d’indignité nationale pour avoir voté, comme député français le 10 juillet 1940, les pleins pouvoirs au Maréchal Pétain. Quelques semaines plus tard, il fut réhabilité par le Général de Gaulle, soit par celui-là même qui aurait dit à son propos « un Boche, un bon Boche, mais un Boche tout de même  » – en fait, il fut Luxembourgeois ! (André Fontaine, Le Monde du 22 juin 1968, modifié le 4 septembre 2023). Par la suite, Schuman entama une brillante carrière politique au cours des premières années de la IVe République. Il fut président du Conseil à deux reprises en 1947 et 1948 de même que Ministre des Affaires étrangères en 1950, à l’heure de sa déclaration entrée dans l’histoire. Quant à Konrad Adenauer et Alcide De Gasperi, ils ne furent ni nazis, ni fascistes. Mais, ils n’ont jamais été des résistants face au nazisme allemand ou face au fascisme mussolinien. D’autant plus regrettable demeure alors toute tentative de réécrire une histoire à leur profit. Le premier chancelier allemand, loin s’en faut, n’a jamais fait de la chasse des criminels de la Seconde Guerre mondiale sa première priorité ; quant au Président du Conseil italien, il fut caché dans un couvent par l’église catholique et n’a participé à aucune action de la résistance italienne. Toutefois, la brosse à reluire historique n’a pas encore dit son dernier mot. Récemment, Jean-Dominique Giuliani, le président de la Fondation Robert Schuman et Luigi Gianniti, membre du Conseil de cette Fondation, ont publié sur leur site un article (De Gasperi – Schuman : les origines du projet européen – Schuman Paper N°776 – Fondation Robert Schuman) qui tend à faire de nombreux raccourcis historiques. Ils présentent Schuman, Adenauer et De Gasperi comme des personnalités « entrées tard en politique [et] pourchassés par un régime dictatorial et protégées par l’Eglise catholique, dont ils partageaient la foi ». Ce n’est pas faux, mais, surtout c’est loin d’être juste. Leurs destins n’est en rien comparable avec celui d’autres pères fondateurs de l’Europe qui, eux, furent de vrais résistants. Mais, ils ne furent pas nombreux. Ainsi, bien que l’on soit en droit de le déplorer, le constat est amer : la construction européenne n’a que trop peu bénéficié de l’engagement des anciens résistants. On les compte sur les doigts des deux mains. Reviennent alors en mémoire les noms du Belge Paul-Henri Spaak, de Néerlandais Hendrik Brugmans, des Français André Philip et Teitgen et surtout de l’Italien, communiste de surcroît, Altiero Spinelli qui, dès les années cinquante, voire depuis la Seconde Guerre mondiale, reste la figure de proue de la gauche pro-européenne. En se privant de cet appui, pourtant si crucial à cette époque, l’histoire de l’Europe balbutiante a commis une erreur politique et stratégique dont elle a longtemps payé le prix à ses dépens. L’Europe communautaire demeura alors la chasse gardée de démocrates-chrétiens, au pire soucieux de se refaire une virginité politique, au mieux de ne pas trop insister sur leur propre passé.
  2. Pour la démocratie chrétienne, la construction européenne devait se conformer à son schéma de société. Cette ambition était parfaitement légitime, car de Robert Schuman à Joseph Bech de même qu’avec Adenauer et De Gasperi, les démocrates-chrétiens représentaient alors la force motrice du projet européen. Ils en étaient leaders et avaient le monopole sur la majeure partie de son agenda. La politique intérieure de quelques pays signataires de la CECA leur a toutefois joué un mauvais tour. Ce fut le cas en Italie, où la Démocratie chrétienne (democrazia cristiana) d’Alcide De Gasperi, lui-même disparu en 1954, a subi un net recul lors des élections de juin 1953, en particulier au détriment de la gauche, à savoir des socialistes de Pietro Nenni et surtout des communistes de Palmiro Togliatti. Idem en France, où le MRP, le Mouvement Républicain Populaire, à savoir le parti de Bidault et Schuman, subissait un grave échec lors des élections législatives du 17 juin 1951. Celles-ci, au jeu des apparentements a certes conforté la position de la droite, mais a fait chuter le MRP qui, devancé par exemple de peu par « Le Centre national des Indépendants et paysans (CNIP), a eu du mal à franchir la barre des 15% des suffrages exprimés. En outre, ces mêmes élections donnèrent naissance à ladite « Troisième force » qui n’avait, en outre, de force que son nom. Non sans tort, elle a été tenue responsable du destin peu glorieux qui a scellé le sort de la IVe République. De surcroît, fait oublier de nos jours, ce scrutin fut aussi marqué par l’échec du RPF qui, n’ayant recueilli qu’environ 20% des suffrages, força le Général de Gaulle à entamer sa fameuse traversée du désert jusqu’en 1958. Dans ce contexte morose pour la démocratie chrétienne, Konrad Adenauer faisait pourtant figure d’exception à la règle. Lors des secondes élections législatives de son existence, la République fédérale d’Allemagne accorda sa confiance à la CDU qui obtenait un score de 45, 20 des voix, soit une progression de 14% par rapport aux élections de 1949. Ainsi, la construction européenne a prioritairement servi les intérêts du parti du chancelier qui, à l’exemple du paragraphe suivant, s’est immédiatement et toujours fait l’avocat de la CECA.
  3. Plus encore que la déclaration Schuman en elle-même, la CECA a donné lieu à des interprétations divergentes les unes par rapport aux autres. De manière plus ou moins non avouée, plusieurs pays signataires, dont notamment la France, voyaient dans ce traité le moyen de prendre le contrôle sur l’industrie lourde allemande, notamment située dans la Ruhr. Le charbon et l’acier représentaient alors les symboles de l’industrie européenne, à savoir son plus fort potentiel énergétique, alors que l’atome civil n’en était qu’à ses premiers balbutiements. À ce propos, beaucoup se sont alors interrogés, plus tard, sur la signature d’EURATOM dans le cadre des traités de Rome du 25 mars 1957, tant l’énergie nucléaire ne semblait pas être prédite à un grand avenir. Alors que la CECA était perçue, aux yeux de certains, comme un bouclier contre la résurgence économique de la puissance allemande, Bonn y vit une chance pour se frayer un nouveau chemin dans le concert des nations européennes. De manière précoce, l’idée de sa création avait été d’ailleurs saluée par Karl Arnold, le Ministre-Président CDU de la Rhénanie-Westphalie qui, en janvier 1949, proposa « une communauté internationale sur une base coopérative » regroupant les industries de la Ruhr, de la Lorraine, de la Sarre, de la Belgique et du Luxembourg – Bref, une CECA avant l’heure ! Quant à Konrad Adenauer, il approuva immédiatement le projet de la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier. À son avis, elle devait constituer « un lieu de regroupement pour l’Europe » ou , pour le formuler en allemand, « ein Kristallisationspunkt für Europa ». Mais, sa position n’était pas partagée par tous ses compatriotes. Ses plus fervents adversaires n’étaient autres que ceux du SPD, avec pour leader Kurt Schumacher, persécuté dès 1933 par les nazis. Toutefois, ce même Schumacher n’était pas, loin s’en faut, un Européen convaincu. Opposé à la CECA, il la qualifia immédiatement de « trop cléricale, trop conservatrice, trop capitaliste et trop dominée par les cartels ». Mais au-delà du conflit idéologique se profilait alors une opposition de tout autre nature. Il en allait, ni plus ni moins, de l’unité allemande. Schumacher reprochait alors au chancelier Adenauer de se servir de la CECA pour enterrer toute réunification des deux Allemagnes. Sa critique était justifiée car, autre aspect partiellement oublié en ce jour, les sociaux-démocrates allemands étaient beaucoup plus nationalistes que ne le furent les chrétiens-démocrates. Les premiers nommés avaient fait de l’unité allemande leur priorité, alors qu’Adenauer avait choisi pour principal cheval de bataille son ancrage occidental, la dite « Westbindung », dont la construction européenne constituait l’un de ses principaux piliers. Par conséquent, la CECA a également joué un rôle de premier plan pour approfondir la division de l’Europe aux débuts de la Guerre froide. Pour quelques-uns, cette conclusion intermédiaire est difficilement admissible, mais elle n’en demeure pas moins historiquement exacte.  En quelque sorte, elle appartient aussi au chapitre des leçons du 9 mai 1950.

Les Leçons du 9 mai 1950

Le traité de Paris du 18 avril 1951 fut indéniablement un succès à mettre au crédit non seulement de Robert Schuman, mais aussi et surtout à celui de Jean Monnet. Quant à la CECA, avec à sa tête son premier président de la Haute Autorité, elle bénéficia immédiatement d’un climat et d’un accueil favorables. Elle répondait aux espoirs qu’elle avait suscités et semblait, à juste titre, promise à un bel avenir. Toutefois, quelques nuages s’amoncelaient dans le ciel européen dont, peut-être par excès d’optimisme et de précipitation, les responsables de l’époque n’ont pas voulu prendre connaissance. Toujours fidèle à sa conception fonctionnaliste, Jean Monnet murmura à l’oreille de René Pleven son idée d’une Communauté européenne de Défense. C’était là une étape risquée, quoique que valeureuse et téméraire. Encore aujourd’hui, à l’exemple de l’ouvrage collectif n° 395, Hiver 2022 de la Collection « L’Europe en Formation », édité sous le titre « Défense européenne et unité politique : Les Leçons de l’échec de la Communauté européenne de la Défense (1954) », elle fait encore couler beaucoup d’encre. Ici, il ne revient pas de s’interroger sur le déroulement de discussions houleuses qui ont accompagné la CED, mais de la resituer dans son contexte pour mieux comprendre son échec. Outre ses aléas plus politiques, le sort réservé à la Communauté européenne de Défense permet, septante cinq ans après la Déclaration Schuman, de tirer des leçons qui mériteraient d’être mieux retenues que ce n’est le cas actuellement.

  1. L’approche peut paraître brutale, mais non sans fondement : dès ses débuts, la CED était un objet de division. Entre les pays membres, mais aussi au sein de quelques-unes de ses régions, à l’image de la Wallonie qui s’y est opposée de même qu’à l’intérieur même des blocs politiques. Alors qu’à la droite, le RPF du Général de Gaulle ne voulait pas en entendre parler, la gauche européenne s’est déchirée pour l’accepter ou la dénoncer. Toutefois, elle s’entendait sur un point, à savoir éviter à tout prix le réarmement militaire de l’Allemagne. Altiero Spinelli la portait à bout de bras, considérant qu’elle constituait un rempart de choix contre la renaissance belliciste des Allemands. Bien qu’opposant d’Alcide De Gasperi, il partagea son point de vue, lorsque ce dernier déclara que c’était là « une occasion qui passe et ne reviendra plus ». En revanche, d’autres personnalités de gauche étaient beaucoup plus sceptiques à son égard. Non seulement les communistes, par allégeance à Moscou, mais aussi des socialistes et radicaux qui ne prêtèrent aucune confiance à la République fédérale. Ils n’avaient pas entièrement tort. Ainsi, le comportement de Konrad Adenauer envers le gouvernement français a certainement contribué au rejet de la CED, officialisé par l’Assemblée nationale le 30 août 1954. En effet, le chancelier allemand avait envoyé un émissaire, du nom de Hans-Peter Kluthe, à Paris pour quasiment dicter au gouvernement français la bonne marche à suivre. Cela ne pouvait que déplaire au président du Conseil en place, à savoir à Pierre Mendès-France qui n’avait, en outre, jamais caché son manque d’enthousiasme envers ce projet « qu’il n’aimait pas ». Toujours qualifié par les Allemands de « fossoyeur de la CED », PMF n’était pas homme à recevoir des instructions de Bonn. Condamné à mort par le gouvernement de Vichy, aussi parce que juif, Mendès-France ne se reconnaissait pas dans ce processus européen, dont il dénonçait l’influence allemande. Adenauer aurait dû le savoir, mais il n’en a pas tenu compte. C’était là une grave erreur, car les plaies de la Seconde Guerre mondiale n’étaient pas refermées et ne pouvaient pas l’être. Ainsi, parce que projet de paix, la construction européenne ne doit jamais oublier les guerres qui ont jalonné l’histoire du vieux continent. Cette première leçon aurait dû être retenue dès 1954, mais elle ne l’a pas été. Hier comme aujourd’hui, elle n’a pourtant pas perdu de sa valeur, notamment en 2025 où le son du canon retentit toujours en Ukraine.
  2. L’échec de la Communauté de Défense aurait pu mettre fin à la construction européenne. Tel aurait été sa suite logique. Mais, tel ne fut heureusement pas le cas. Grâce à la clairvoyance des dirigeants de l’époque, mais aussi à la persistance toujours plus menaçante de la Guerre froide et d’un désengagement perceptible des États-Unis, les Européens ont été obligés de prendre les choses en main. Et c’et là qu’intervient une nouvelle fois l’intelligence et le sens stratégique de Jean Monnet. Bien qu’ayant démissionné de la Haute Autorité après l’enterrement de la CED, il a su parfaitement rebondir. Avec la création du «  Comité d’action pour les États-Unis d’Europe », il a redonné corps et espoir au projet européen. Il avait compris ce que nombre des ses amis politiques démocrates-chrétiens avaient refusé d’admettre jusqu’à présent, à savoir que l’Europe se construit dans sa pluralité, dans la recherche, et au-delà des frontières partisanes, d’un accord et d’un consensus politiques. Il se tourna alors vers les mondes syndical et social-démocrate qui apportèrent leur pierre à l’édifice européen, comme lors des négociations et de la signature des traités de Rome en mars 1957. Notamment en raison de certaines erreurs commises par le chef du gouvernement français Guy Mollet, un socialiste beaucoup plus préoccupé par la situation née des « événements en Algérie » qu’il ne l’était de l’avenir du continent européen, c’est Konrad Adenauer qui, en fin de compte, su au mieux tirer les marrons du feu. Par conséquent, à partir de la moitié des années cinquante, la RFA devint la première puissance de la CEE. Ce que Mendès-France et Spinelli voulaient à tout prix éviter, se réalisa quelque temps plus tard, grâce aux Accords de Paris du 23 octobre 1954, permettant la création de la Bundeswehr ! Toutefois, une nouvelle page de l’intégration européenne était en train de s’écrire, où la priorité d’un commun accord avait pris le pas sur les affrontements de la CED. Depuis lors, tout Européen sait que l’Europe est celle des compromis, ce qui résonne aussi une comme une seconde leçon née de la Déclaration Schuman.
  3. Quant à la troisième et, ici, dernière leçon de cette même Déclaration Schuman, elle est peut-être plus difficile à cerner. Ce que les pères fondateurs ne pouvaient pas et ne devaient pas deviner à l’époque est devenue réalité : le temps de l’approche fonctionnaliste ou néo-fonctionnaliste de la construction européenne a fait son temps. Certainement indispensable à l’époque, elle n’a plus lieu d’être. Désormais, la priorité européenne est celle d’un projet politique, d’un corpus politique, d’une constitution politique et d’une souveraineté politique. Longtemps, l’Europe a emprunté la bonne route et, à l’exemple de son âge d’or durant les années 80, grâce au trio Kohl-Mitterrand et Delors, elle a osé ce que personne n’osa lui demander, soit surmonter son histoire et le nationalisme. En 2025, son chemin est semé d’embuches et l’Union européenne ne fait plus rêver. Les causes sont nombreuses et les remèdes sont soit sans effet, soit ne sont pas appliqués. En 1950, elle avait besoin de fondateurs. Septante-cinq ans après, elle a besoin de refondateurs. Et à l’adresse de tous celles et ceux pour qui le flambeau européen doit être réanimé, qu’ils et elles se rappellent ce qu’Edgar Morin, aujourd’hui âgé de près de cent quatre ans, écrivait dans son ouvrage « Penser l’Europe », publié en 1987 : « le génie européen n’est pas seulement dans la pluralité et dans le changement, il est dans le dialogue des pluralités qui produit le changement ».

Conclusion

C’est sur cette très belle citation que cette conférence aurait pu se conclure. Mais chose promise, chose due, une anecdote vient clore ces propos. Au fil des lectures de ces dernières semaines, un événement européen aurait dû, plus qu’il ne l’a été, être salué par tous les amis d’une Europe démocratique, pacifique et politique. À l’appel du quotidien La Reppublica des milliers d’Italiens se sont réunis en mars dernier pour redonner vie à l’esprit du Manifeste de Ventotene, rédigé en 1941 par Ernesto Rossi et Alitiero Spinelli : preuve qu’il ne faut en cas oublier ceux qui ont fait l’Europe et savent ce qu’elle veut dire, ce qu’elle nous doit, ce qu’on lui doit, hier comme aujourd’hui.

Espresso Diplomatique

Kurz und kräftig. Die wöchentliche Dosis Aussenpolitik von foraus, der SGA und Caritas. Heute steht Kolumbien im Fokus. Guerillagewalt, Millionen Geflüchtete aus Venezuela und der Kollaps der Darién-Route machen das Land zum Brennpunkt der lateinamerikanischen Migrationskrise. Nr. 486 | 23.09.2025

Eine Aussenpolitik für die 
Schweiz im 21. Jahrhundert

Neue Beiträge von Joëlle Kuntz (La neutralité, le monument aux Suisses jamais morts) und Markus Mugglin (Schweiz – Europäische Union: Eine Chronologie der Verhandlungen) sowie von Martin Dahinden und Peter Hug (Sicherheitspolitik der Schweiz neu denken - aber wie?) Livre (F), Book (E), Buch (D)    

Zu den Beiträgen

Schweiz im Sicherheitsrat

Das Schweizer Mandat im UNO-Sicherheitsrat (2023 und 2024) fiel in turbulente Zeiten, der Rat hatte Schwierigkeiten, in den grossen Fragen Entscheide zu fällen. Jeden Samstag haben wir das Ratsgeschehen und die Haltung der Schweiz zusammengefasst.

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